Introduction
Ce document ne se veut pas être un livre, mais un domaine où circuler tout à loisir, pour quelques minutes ou plusieurs heures selon chacun, afin d'y reconnaître les beaux sujets vigoureux comme les idées juste écloses au bord de sentiers plus secrets, et de comprendre comment se relient les messages qu'il nous délivre. Il est possible d'y entrer comme dans un cours par la grande porte des principes fondateurs de la thermodynamique physique ou chimique, noble jardin à la française – souvent à l'anglaise- dont le Siècle des Lumières nous a apporté les graines, mais que l'Europe scientifique et technique des XIXème et XXème siècles a profondément amendé, qui avec la clé à molette, qui armé d'intégrales et de dérivées partielles– c'était parfois le même artisan. On peut tout aussi bien l'aborder par le bon sens physique des bilans d'énergie, de matière ou de population qu'affectionnent autant, dans un pragmatisme efficace, le meunier avec ses sacs de blé que le contrôleur d'impôts qu'était Lavoisier : pour l'un et l'autre, « rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme »
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Mais c'est aussi par la porte étroite moléculaire ou atomique de la physico-chimie aux interfaces, de la micro-mécanique des fluides, des énergies des micro-architectures cristallines ou au sein du fluide qui les engendre que ce domaine se laisse appréhender.
C'est que la cristallisation et la précipitation sont des phénomènes où la démarche du Génie des Procédés est indispensable. Il s'agit de comprendre pour contrôler et concevoir des objets en rapport avec la propriété, le service à apporter ou à vendre : forme active pharmaceutique, semi-conducteurs, couches photovoltaïques, sucre cristallisé, glace ou enrobage, sel mais aussi produits cosmétiques, colorants, polymères conducteurs, matière osseuse de synthèse, engrais, aciers spéciaux, polluants floculés et sels de métaux lourds retirés d'eaux usées ou d'effluents industriels. La taille d'usage de ces objets ira du micron au mètre, et les quantités à mettre chaque année sur le marché vont du kilogramme à la tonne.
Un objectif industriel implique d'emblée une vision macroscopique de l'outil de production, sinon des objets fournis ; mais les propriétés d'usage recherchées dépendent de processus se déroulant eux-mêmes à des échelles de temps et d'espace plus petites. Il s'agit alors de développer l'analyse et la modélisation comme par une loupe, à l'échelle juste suffisante pour les contrôler.
C'est pourquoi les premiers chapitres de cette réalisation interactive, autorisant une navigation non linéaire entre différents grains pédagogiques, traitent des fondamentaux de la cristallisation et de la précipitation, où la relation macroscopique, particulièrement efficace pour concevoir un procédé, rend compte des phénomènes au niveau des molécules : thermodynamique aux interfaces, mécanismes et cinétiques de la nucléation et de la croissance, agglomération, hydrodynamique et caractérisation des suspensions.
Le Génie des Procédés est désormais au centre des actions et des innovations qui inscriront l'activité de l'homme dans le triangle des objectifs Environnement – Société – Économie du rapport Bruntland, et lui permettront de "durer" avec des conditions de vie acceptables en modifiant son impact sur le monde qui l'a (sup)porté jusqu'ici. La cristallisation et la précipitation sont par excellence des phénomènes qui se prêtent à ces innovations en investiguant :
des micro-systèmes, micro-volumes, micro-fluidique et micro-structures physiques ou structures composites à l'échelle atomique (dopages) pour l'analyse, le screening de solutions, la (photo) catalyse, l'électrolyse et les piles à combustibles,
de nouveaux fluides, au-delà des solutions aqueuses, des métaux et sels fondus : solvants organiques pour les précipitations sol-gel, milieux gaz-liquide et liquide-liquide pour précipitations aux interfaces, mais aussi super-critique et plasmas
leur association à de nouveaux phénomènes physiques : champs électriques et électro-magnétiques, ultrasons, radio-activité
leur interaction avec le vivant : le corps humain mais aussi les plantes et les micro-organismes
Enfin, la capacité d'accommodation inhérente au Génie des Procédés se traduit par une pratique courante du scale-up comme du scale-down. Aussi, on peut imaginer que les nouveaux objets, au service de la production d'énergie, de la restauration et la préservation de l'environnement, et de la santé humaine, seront conçus dans des "Usines du Futur" modulaires, flexibles, de taille réduite, par application d'une vision scientifique élargie des évolutions possibles de la matière.
Cristal ou précipité ? Cristallisation ou précipitation ?
Nous voilà à la tête de plusieurs dénominations, fruits de la perception populaire, mais aussi signe de l'embarras des scientifiques qui en héritent et en subissent l'imprégnation : « sortir du bourbier des opinions douteuses pour arriver au roc de l'évidence »
comme le dit si bien Descartes n'est pas une mince affaire, et de multiple visions s'affrontent tant que des mesures plus précises – ici entre autres la microscopie - et pertinentes ne peuvent les conforter ou les ruiner.
Le Trésor de la Langue Française informatisé nous livre pour le mot cristal :
« Solide polyédrique, plus ou moins brillant, à structure régulière et périodique, et dont la forme est constante pour une substance donnée dans des conditions de formation données. »
Et de citer les cristaux de glace, "en forme de feuilles de fougère", le spath d'Islande dont l'anisotropie, comme tous les cristaux, lui confère sa biréfringence[2], mais aussi les "cristaux de soude", en fait du carbonate de sodium, bien connus des ménagères. Dans l'esprit populaire, cristal est synonyme de limpidité et pureté – une voix cristalline, et le verre "cristal", à base de plomb, comme le cristal de roche, façonné en cratères et autres aiguières pour les rois de France, ont accompagné les fêtes princières ou familiales. Retour à nos produits de chaque jour avec le sucre et le sel cristallisés, mais aussi les feldspath des granites de nos villages, les halogénures d'argent qui ont permis l'essor de la photographie. Notre corps lui-même forme des cristaux : acide lactique responsable de nos crampes, phosphates et oxalates de calcium des petits cailloux (calculi) rénaux, hydroxy-apatite de calcium constituant 96% de notre émail dentaire (Ca10(PO4)6(OH)2).
C'est d'abord sa structure géométrique ordonnée – le réseau cristallin – qui caractérise une matière cristalline, et non sa taille : les cristaux des émulsions photographiques sont microniques, alors que la nature a généré des monstres d'une dizaine de mètres dans ses entrailles. Nous pouvons donc convenir que la "cristallisation" est le phénomène qui produit cette matière solide à structure géométrique ordonnée – "cristalline", dont l'échelle semble d'autant plus grande que celui-ci est lent.
À la différence, la précipitation évoque une apparition brutale : on dira que "de fortes précipitations s'abattent sur une forêt, et forcent à un départ... précipité". Comme conséquence, la matière produite est constituée de particules dont la taille n'excède pas la centaine de microns, à moins d'agglomération en objets plus gros – l'opale est un jus solidifié de particules de silice nanomètriques (on dira colloïdales). Mais ces particules elles-mêmes peuvent n'être qu'un seul cristal, ou plus fréquemment un conglomérat de cristaux plus petits, voire un milieu totalement amorphe, où les réseaux cristallins se limitent à... une seule ou quelques molécules. Bref, cette matière peut être cristalline ! Nous pouvons donc dans un premier temps convenir que la "précipitation" est le phénomène qui produit de la matière solide, dont les particules constitutives, dispersées ou agglomérées, sont de taille inférieure au millimètre, quelle que soit celle de leurs domaines cristallins, et que cette taille semble résulter de sa rapidité. Cet état de dispersion est appelé communément "précipité".
Pourquoi la rapidité du phénomène implique-t-elle de petites tailles ? En fait, cristallisation et précipitation sont provoquées par des forces motrices de même nature, dites sursaturations : elles mesurent l'écart relatif de la matière à la situation d'équilibre de solubilité, et la "mettent en mouvement" spontanément vers cet équilibre. Mais l'amplitude de la sursaturation déclenchant une précipitation est de plusieurs ordres de grandeur supérieure à celle déclenchant une cristallisation : 300g de chlorure de sodium restent solubles dans un litre d'eau, tandis que quelques mg de chlorure d'argent constituent déjà une quantité bien supérieure à celle que ce litre peut dissoudre. Au travers des lunettes de Gibbs et Duhem, les pères de la thermodynamique chimique, cette force motrice dérive d'une grandeur énergétique (en Joule par quantité de matière "solidifiée") : c'est la diminution d'énergie potentielle stockée chimiquement ou "enthalpie libre" lors du passage de la matière de son état initial (dissous) à son état final (solide), que Duhem a appelé "affinité". Elle provoque spontanément et nécessairement l'une après l'autre, la formation de très petites entités, les "nuclei", servant de support au développement de structure cristalline ordonnée, ou croissance. La nucléation est beaucoup plus sensible à la sursaturation que ne l'est la croissance, si bien qu'une grande sursaturation – cas de la précipitation – libère une forte concentration de nuclei – bouffée ou burst, avant que les premiers apparus ne puissent croître. En système fermé, la matière dissoute en excès est alors partagée rapidement entre tous les nuclei, et la taille finale des domaines cristallins reste faible. Au contraire, une faible sursaturation – cas de la cristallisation – libère lentement une faible concentration de nuclei, permettant à la croissance de s'exercer en parallèle voire préférentiellement à la nucléation. En système fermé, la matière dissoute en excès est alors partagée entre un petit nombre de nuclei, et la taille finale des domaines cristallins est bien plus importante.
Il apparaît finalement plus aisé de distinguer entre cristallisation et précipitation qu'entre cristal et précipité, vocables davantage empreints de subjectivité. Pour rester dans les grandes lignes :
- La cristallisation conduit à de la matière cristallisée, sur des domaines d'étendue très variable, de quelques nanomètres à plusieurs centimètres, qui restent identifiables, notamment par mesure de la diffraction de rayons X. Elle est provoquée par une faible sursaturation, générée physiquement – évaporation du solvant, modification de la température (refroidissement ou élévation de température), addition d'un solvant, ou par réactions chimiques : déplacements d'équilibres ou activation de cinétiques. Certains parlent de "cristallisation réactive". Son processus principal est la croissance, la faible sursaturation limitant la nucléation. L'agglomération intervient, éventuellement, entre cristaux déjà développés.
- La précipitation conduit à de la matière amorphe ou cristallisée, mais dans ce cas à "faible échelle" ; elle est provoquée par la forte sursaturation du produit résultant de la mise en contact de deux espèces et de leur réaction. Ses processus principaux sont la nucléation, favorisée par la forte sursaturation, et, parce qu'elle génère une grande densité de particules, l'agglomération. En raison de cette grande densité, la croissance des nuclei est réduite, surtout si l'agglomération l'interrompt. Cette forte sursaturation reste limitée dans le temps – on parle de "pic de sursaturation", voire à la zone de mélange des deux espèces, à la différence de la situation d'une cristallisation.
Au sens de la thermodynamique, on pourrait dire que la cristallisation de la matière est une transformation moins irréversible que sa précipitation : elle correspond à une augmentation d'entropie moins importante que la précipitation, et conduit ainsi à un milieu plus ordonné, moins "chaotique".
Toute l'équipe de rédaction et de mise en forme interactive et numérique, vous souhaite un bon voyage dans son univers spatio-temporel multi-échelles.